article Médiapart :
Des enseignants mobilisés dénoncent les intimidations de leur hiérarchie
Les mots employés ce matin du 13 mars par Sébastien Rome sont calibrés. Avant d’accepter l’invitation de France Bleu Hérault, le directeur d’école de Lodève, une petite ville d’Occitanie, maire-adjoint de sa commune, a bien réfléchi au message à délivrer afin d’éviter de se trouver en porte-à-faux avec son statut de fonctionnaire.
Il a décidé de prendre la parole pour expliquer les conséquences possibles de la création des écoles publiques des savoirs fondamentaux, que la loi dite pour une école de la confiance, adoptée à l’Assemblée nationale en première lecture en février, voudrait mettre en place. Derrière ce nom obscur, se cache la possibilité de fusionner une école et un collège à proximité. De quoi s’interroger sur le devenir du directeur d’école puisque le principal serait à la tête de cette entité.
Le journaliste attaque l’entretien en demandant à Sébastien Rome pourquoi il part en guerre contre la loi Blanquer. Tout de go, le directeur d’école et élu local réfute cette expression martiale : « Partir en guerre, je ne dirais pas ça, je dirais que je lance un appel auprès des citoyens, des maires et des sénateurs pour regarder l’ensemble de cette loi. »Une démarche qui s’inscrit dans le prolongement de la publication d’une tribune deux jours plus tôt dansLe Monde, cosignée avec la linguiste Sylvie Plane, ancienne vice-présidente du conseil supérieur des programmes. Cet appel s’adresse aux sénateurs devant examiner le projet de loi Blanquer à partir du 14 mai à la Haute assemblée pour leur demander de s’y opposer et de le réécrire.
Sébastien Rome et Sylvie Plane dénoncent le manque de concertation en amont de l’adoption de cet amendement sur la fusion entre école et collège. « Ni le monde enseignant, ni les syndicats, ni les maires n’ont été associés à la réflexion. Or, cette mesure s’inscrit en rupture avec la tradition républicaine qui a structuré nos territoires et nos communes en confiant à ces dernières la responsabilité des écoles », écrivent-ils avant de dresser avec précision l’inventaire de leurs inquiétudes.
Sur France Bleu, Sébastien Rome tient peu ou prou le même discours et s’alarme de « la suppression du statut de directeur d’école » en s’appuyant sur son expérience d’élu local. « C’est la disparition d’un service public de proximité de l’école », explique-t-il. Il dénonce cette « verticalité » imposée à l’école et imagine que cela permettra de réaliser in fine quelques économies. Rien de révolutionnaire. La lettre aux directeurs adressée par Jean-Michel Blanquer en avril n’a pas contribué à lever les ambiguïtés.
Deux semaines plus tard, le directeur d’école est convoqué à l’inspection académique puis reçoit une « lettre d’admonestation » datée du 3 avril. L’inspecteur académique fait le reproche suivant à Sébastien Rome : « Les propos que vous avez tenus n’ont pas été conformes à la nécessaire neutralité liée au statut de fonctionnaire de l’État. »
Sébastien Rome n’est pas syndiqué ni même membre d’un parti politique. Il ne comprend pas les motivations de cet épisode. « Je suis mesuré dans mon expression, je ne suis pas dans l’invective, je ne comprends pas pourquoi on me cherche querelle ! »
D’autant qu’en tant que fonctionnaire et élu, explique-t-il, il jouit d’une plus large liberté d’expression. « Les fonctionnaires investis d’un mandat politique ou de responsabilités syndicales disposent d’une plus grande liberté d’expression », peut-on lire sur le site officiel rappelant les droits et devoirs dans la fonction publique. Il se voit reprocher sa double casquette. Pour lui, c’est précisément ce qui lui permet d’avoir un discours ancré dans la réalité du quotidien.
Le statut de ce courrier interroge. Il ne s’agit pas d’une sanction disciplinaire franche issue d’une procédure en bonne et due forme. « Officiellement, on est dans du non disciplinaire », explique l’avocat de Sébastien Rome, Me Luc Moreau. « Mais en employant le terme “admonestation”, l’administration joue sur les mots et cette lettre sera versée au dossier administratif de mon client, ce qui aura un impact potentiel sur ses demandes de mutation et évolutions de carrière. »
Le conseil de Sébastien Rome explique encore que les rappels à l’ordre sont quotidiens pour les fonctionnaires et qu’en droit de la fonction publique, l’avertissement, le premier échelon de la palette de sanctions, ne laisse pas de traces dans la carrière de l’agent. Le blâme y figure trois ans. Ce qui lui fait envisager qu’il s’agit bel et bien d’une « sanction déguisée ».
Me Luc Moreau maintient que reprocher à Sébastien Rome un manquement à la neutralité du fonctionnaire est infondé en termes de droit. « Un fonctionnaire peut avoir des activité politiques, philosophiques, syndicales et religieuses. Il est tenu à une obligation de retenue, de mesure lors de son temps de service. »
Sébastien Rome assure n’avoir jamais manqué à ses devoirs. « Je n’ai jamais trahi la neutralité du fonctionnaire à laquelle je tiens. J’ai déjà repris des assistantes de vie scolaire (AVS) sur des opinions religieuses. Des collègues m’ont déjà demandé s’ils pouvaient glisser un tract syndical dans un cahier d’élèves, j’ai toujours dit non. Il ne faut pas confondre l’espace de la classe et l’espace public, sinon on perd en crédibilité. Notre liberté d’expression à l’extérieur de l’établissement n’est permise que parce que notre intégrité, notre neutralité et notre honnêteté intellectuelle est totale à l’intérieur de l’école. »Contactée par Mediapart, l’inspection académique de l’Hérault ne livre pas la même interprétation. « Cette obligation concerne tout agent public, qui doit faire preuve de réserve et de mesure dans l’expression écrite et orale de ses opinions personnelles et ce pendant et hors du temps de service. C’est dans ce cadre qu’une lettre lui a été adressée lui rappelant les droits et obligations concernant tous les personnels de la fonction publique et notamment le respect du devoir de réserve et de neutralité, s’agissant des politiques ministérielles. Ce rappel ne concerne pas ses prises de parole en tant qu’élu et citoyen. »
C’est ce qui était expliqué en d’autres termes dans le courrier reçu par Sébastien Rome. Il y était précisé : « Vous avez renforcé votre position au motif d’une liberté d’expression qui ne peut s’inscrire dans le cadre statutaire du fonctionnaire d’État. » Me Luc Moreau s’étonne de cette formulation. « C’est inquiétant, poursuit-il, on ne reconnaît plus aux fonctionnaires leur liberté d’expression. » Mais, pour lui, cette procédure qui n’en est pas vraiment une ne tient pas sur le plan juridique.
Le ministre de l’éducation nationale a reçu un recours gracieux afin d’obtenir l’effacement de ce courrier du dossier de Sébastien Rome. Une missive aussi transmise au Défenseur des droits. « C’est important pour le symbole », défend encore l’avocat. Sans réponse de Jean-Michel Blanquer, le tribunal administratif pourrait être saisi.
Ce n’est pas la première mésaventure de Sébastien Rome avec l’institution. En 2009, l’inspection d’académie lui avait demandé de fermer son blog dans le Club de Mediapart car il était critique envers le ministre de l’éducation nationale (lire ici le billet racontant cette histoire).Aucune sanction ne sera prise contre lui en raison de ses écrits.
Du côté du ministère de l’éducation nationale, on explique la même chose. « Tout agent public doit faire preuve de réserve et de mesure dans l’expression écrite et orale de ses opinions personnelles. Les enseignants sont comme tout agent public soumis à cette obligation de réserve. Celle-ci s’applique pendant et hors du temps de service. Les manquements sont appréciés au cas par cas par l’autorité hiérarchique. »
Pas un cas isolé
Depuis le début de leur mobilisation il y a trois mois, plusieurs enseignants et syndicats remarquent que l’éducation nationale essaie de maîtriser la parole des enseignants afin qu’elle n’entre pas en contradiction avec le récit ministériel. Sans compter que la multiplication des courriers de rappel à l’ordre sonne comme une volonté de brider les velléités de contestation.
« Il semble y avoir un désir de cadrer la parole des enseignants pour éviter l’écart entre le discours officiel et la réalité du terrain », remarque Sébastien Rome.
L’article 1 du projet de loi pour une école de la confiance, qui commande aux enseignants une « exemplarité » dans leur expression publique, renforce les craintes. Le ministre a beau répéter que cette disposition est symbolique (alors pourquoi l’inscrire dans la loi ?) et ne vise aucunement à museler les personnels, elle reste un point de crispation fort dans la communauté éducative.
Une directrice d’école du Havre a écopé d’un blâme et a été contrainte à la mutation pour avoir utilisé sa messagerie professionnelle pour adresser un message aux parents d’élèves dans lequel elle critiquait la loi Blanquer.
À Reims, par exemple, les professeurs principaux ont démissionné en masse pour protester contre la réforme du lycée et du baccalauréat. Des enseignants mobilisés ont reçu la visite de la rectrice d’académie dans leur établissement pour leur expliquer qu’ils n’avaient pas compris l’objectif de la réforme. Certains se sont sentis remis en cause dans leur travail et leur expérience du métier. Ces convocations sont vécues comme des pressions et une volonté de dissuader les protestataires de poursuivre leur mouvement.
Une enseignante en anglais dans un lycée de Reims – qui a requis un strict anonymat par crainte des représailles à l’instar de plusieurs autres enseignants – rapporte que leur initiative de notation bienveillante est mal passée. Elle et ses collègues avaient choisi d’attribuer entre 18 et 20 /20 à tous les élèves. Cette initiative avait été pensée afin d’alerter les parents sur la réforme. Sans succès. Les classes de terminale avaient été exclues de l’action afin de ne pas leur porter préjudice dans Parcoursup.
Le rectorat a décidé de supprimer ces notes. « Il y a une guerre d’usure. Il n’y a pas eu de réaction, pas de réelle pression hiérarchique mais une volonté de dévitaliser le mouvement », dit-elle encore.
À Nantes, le 11 mars, le proviseur du lycée Jules-Verne a écrit aux enseignants en ces termes : « Je mets en demeure les enseignants concernés de rectifier rapidement ce qui relève de la faute professionnelle et, potentiellement, du délit. »
Dans la même ville, dans un autre lycée, des enseignants ont tenté la même manœuvre de notation. Ils ont aussi décidé d’inscrire la même appréciation à chacun des élèves, à savoir « Faites-vous confiance », en clin d’œil à l’intitulé de la loi Blanquer. Une cinquantaine d’enseignants ont reçu dans la foulée un courrier identique le 20 mars 2019. Ce rappel à l’ordre, consigné dans leur dossier individuel, établit une liste de manquements à leur fonction. Il leur est expliqué que cette manœuvre se situe en dehors de toute légalité, ne reflète pas le réel niveau des élèves et compromet leur orientation.
L’un des destinataires de ce courrier raconte avoir été « estomaqué » de lire ces remises en cause professionnelles. Mobilisé contre des réformes « faites dans la précipitation sans avoir évalué leur faisabilité », cet enseignant ne décolère pas. « Cela fait des années que j’enseigne, j’ai toujours été professeur principal et on nous reproche notre manque de probité. Ce mot-là m’a marqué », ajoute-t-il.
Mais ce courrier a eu l’effet escompté et a mis un frein à la mobilisation, explique-t-il. « Cela a dégoûté des collègues, cela nous a mis en colère par rapport au travail qu’on fournit. Nous, on s’oppose à ces réformes pour le bien des élèves. »
Pour lui, le décrié article 1 va renforcer l’autocensure. « Le contrôle s’accentue, on sait qu’en tant que fonctionnaires, on doit respecter des devoirs, mais là c’est trop rigide. On savait qu’on allait finir par remettre des vraies notes. D’ailleurs, on a tous continué à corriger les copies comme d’habitude. On a juste décidé de ne pas les communiquer. De fait, on les a remises plus tôt. » Lui et ses camarades comptent écrire au rectorat pour plaider leur cause et obtenir le retrait de ce rappel à l’ordre.
À Nîmes, des enseignants ont décidé de ne pas organiser des baccalauréats blancs qui devaient se tenir du 18 au 22 février derniers au lycée Philippe-Lamour. Bien décidé à ce que ces examens se tiennent, le directeur d’académie (Dasen) Laurent Noé a débarqué en personne avec quatre inspecteurs pour distribuer les sujets d’examen blanc aux élèves. Mais seuls 15 élèves ont accepté de faire leur composition. Après de longs débats, Laurent Noé est reparti sans avoir fait plier les enseignants. Le bac blanc a été annulé.
Deux inspecteurs généraux sont venus sur place, du 12 au 15 mars, pour remonter le fil des événements, ce qui fut considéré par les professeurs comme une tentative d’intimidation de la part du ministère de l’éducation nationale. Les inspecteurs ont auditionné les représentants enseignants du conseil pédagogique, élus au conseil d’administration, les élèves élus et délégués de classe en terminale, et toute personne souhaitant s’exprimer. Les inspecteurs présents le 18 février ont eux aussi été entendus.
Au journal local, Objectif Gard, le Dasen Laurent Noé confirme cette mission ministérielle : « Suite à cet incident, le cabinet du ministre, fort logiquement, souhaite faire la lumière sur tout cela. De notre point de vue, il s’agit d’un événement suffisamment important et il est nécessaire d’en mesurer toutes les causes et conséquences. »
Puis, le 17 avril, cinq professeurs de l’établissement ont été convoqués (lire la lettre publiée par le Café pédagogique) par l’inspection générale. « Il n’y a aucune obligation d’organiser ces examens blancs », rappelle Bertrand Humeau, secrétaire académique du SNES-FSU de Montpellier, qui a suivi toute l’affaire.
Le responsable syndical dénonce cette « mesure d’intimidation autoritaire ». Il estime que le chef d’établissement aurait pu convoquer les enseignants concernés, trouver un terrain d’arrangement en interne au lieu d’agiter la hiérarchie. Il rapporte qu’« il y a une drôle d’ambiance entre la direction qui pense que les enseignants sont contre elle par principe et les professeurs au lycée qui ont le sentiment qu’on ne leur fait pas confiance ».
Bertrand Humeau craint que ces affaires n’aient des répercussions fortes parmi les enseignants : « Les militants historiques et syndiqués vont continuer à protester. En revanche, le collègue lambda – je dis cela sans mépris – va rentrer dans le rang et ne plus vouloir s’exposer. » De leur côté, les cinq enseignants sont dans l’expectative et attendent les conclusions du rapport des inspecteurs généraux.