En 2018, les inégalités et la pauvreté ont fortement augmenté en France
Médiapart : 16 octobre 2019 Par Romaric Godin
Selon l’Insee, l’indice de Gini qui mesure les inégalités devrait avoir connu en 2018 une progression inédite depuis 2011, tandis que le taux de pauvreté progresserait également. C’est le fruit direct de la politique économique et budgétaire du gouvernement.
C’était le 23 août 2019. Avant la réunion en grande pompe du G7 de Biarritz, Emmanuel Macron reçoit à l’Élysée 34 dirigeants de multinationales pour qu’elles s’engagent « à la réduction des inégalités ». Toute la novlangue néolibérale est mobilisée pour l’occasion : il faut une « coalition des entreprises » pour une « croissance inclusive » et chacun y va de son engagement, la main sur le cœur. Le lendemain, sur la côte basque, le chef de l’État assure dans son intervention sur TF1 que les sept dirigeants réunis à l’Hôtel du Palais vont « prendre des mesures concrètes » pour lutter contre les inégalités. Le thème sera pourtant absent du maigre communiqué final. Symbole d’un gouvernement schizophrène qui aggrave ce qu’il entend réparer.
Deux mois plus tard, les promesses des grandes entreprises ont été oubliées, mais leurs dirigeants, eux, ont encaissé les fruits de la politique du gouvernement. Et les premières estimations de cette politique ne laissent aucun doute : sous l’effet des choix économiques d’Emmanuel Macron et Édouard Philippe, les inégalités se sont creusées dans le pays et la pauvreté a progressé. L’Insee a publié ce 16 octobre une évaluation préliminaire du coefficient de Gini pour l’année 2018, année au cours de laquelle des mesures de défiscalisation du capital et de ses revenus ont été prises en priorité, dès le 1er janvier. Ce coefficient indique le niveau de dispersion des revenus : plus il est proche de 1, plus les inégalités sont grandes, plus il se rapproche de 0, plus elles sont faibles.
En 2018, l’Insee s’attend à une progression de 0,005 point de cet indice à 0,294. En soi, ce chiffre n’est guère parlant. Mais cela ferait de 2018 l’année au cours de laquelle cet indice, et donc les inégalités, a le plus augmenté depuis 2010. Grâce à son matelas social et à son système de redistribution, la France avait en effet réussi à effacer la forte hausse des inégalités observées pendant la crise où l’indice était monté de 2009 à 2011, de 0,290 à 0,306. En 2013, l’indice était retombé à 0,288, soit un niveau inférieur à celui de 2006. Il était depuis stabilisé autour de ce niveau. Mais c’en est désormais terminé. Si l’évaluation de l’Insee se confirme, l’indice de Gini sera, en 2018, supérieur à celui de 2009. Sauf qu’en 2009, la France avait connu une contraction du PIB de 2,8 % alors qu’en 2018, elle a connu une croissance de 1,2 %. Voilà donc pour la « croissance inclusive ».
Une telle ampleur de la hausse annuelle de l’indice de Gini et donc des inégalités ne s’est rencontrée que deux fois depuis 1996, soit depuis vingt-trois ans : en 1998, au moment de la « bulle Internet » et en 2010 en conséquence de la grande crise financière. Mais cette fois, c’est une construction politique consciente. L’Insee n’en fait pas mystère : la hausse de l’indice de Gini trouve son origine dans la mise en place du prélèvement forfaitaire unique (PFU), la fameuse « flat tax » qui limite à 30 % la fiscalité sur les revenus du capital. Et ce, par deux mécanismes.
Le PFU est donc une machine formidable à inégalités, comme nous le soulignions dès fin juin dans cet article : il concentre la richesse sur les revenus mobiliers et bloque toute redistribution. Il favorise le versement de dividendes disproportionnés au regard de la rentabilité des entreprises. Le gouvernement se vante de son succès en indiquant que le niveau de versement des dividendes lui permet de récupérer les recettes perdues par la limitation du taux. Mais comme, par ailleurs, le gouvernement ne pratique plus de politiques redistributives significatives, ce « succès » n’est pas utile à la lutte contre les inégalités.
Il ne l’est pas davantage pour le prétendu objet de ce PFU : l’investissement productif. Au reste, on ne le rappellera jamais assez, le secteur privé français ne manque pas de moyens d’investir : l’épargne des ménages est abondante et atteint un niveau record (15 %), tandis que l’épargne des entreprises est surabondante (le taux d’autofinancement des entreprises atteint 100 % de l’investissement) et la politique monétaire permet de disposer d’un accès bon marché et abondant aux crédits.
Bref, le PFU n’était pas une urgence sur le plan économique. Et ce n’est donc pas étonnant que même le très bienveillant comité d’évaluation de la réforme de la fiscalité du capital n’ait pu trouver d’éléments économiques concrets favorables à cette réforme et demande, ainsi, de la « patience »… Débarrassé de cette rationalité, il n’est donc plus que ce qu’il produit : un mécanisme de contre-redistribution visant à favoriser les classes aisées de la société.
Il est d’ailleurs important de noter que cette première estimation ne prend pas en compte, « pour des contraintes de disponibilité de données », les effets de la suppression de l’ISF, l’impôt de solidarité sur la fortune et sa transformation en simple impôt sur la fortune immobilière (IFI). Or, ces effets s’annoncent encore immense : une étude de 2019 citée par l’institut statistique a jugé qu’elle devrait creuser de 0,002 point l’indice de Gini, ce qui porterait la hausse annuelle à 0,007 point à 0,296, un niveau jamais atteint si on exclut la période 2010-2012 touchée par la crise et l’austérité des années 2010 et 2011. Bref, l’effet négatif sur les inégalités est sans doute beaucoup plus grave que ce que l’on peut aujourd’hui juger. L’estimation complète de l’indice de Gini pour 2018 sera publiée en septembre 2020.
Un changement en 2019 et 2020 ?
Reste évidemment une question : la situation va-t-elle changer avec les mesures fiscales 2019 et 2020, notamment la fin de la suppression de la taxe d’habitation pour 80 % des ménages et la baisse de l’impôt sur le revenu pour les contribuables soumis aux deux premières ? Une évaluation de l’Institut des politiques publiques (IPP) publiée le 18 octobre a permis de mettre en évidence un « rééquilibrage » des mesures vers les « classes moyennes », entendues au sens large. Selon l’IPP, ce seraient alors, sur la période 2018-2020, la partie de la population comprise entre les 25 % les plus pauvres et les 25 % les plus riches qui seraient les grands gagnants des mesures fiscales de ces trois années avec des gains de revenus disponibles autour de 3 %, tandis que les 1 % les plus riches, eux, verraient ces gains s’établir à 2 %.
Mais cela amène une première remarque : cette politique de rééquilibrage n’est pas le fruit de la « politique du gouvernement », mais d’une crise sociale que ce gouvernement cherche à éteindre sans revenir sur ses réformes passées.
Au reste, il faut alors prendre garde : l’effet signalé par l’Insee d’un changement de comportement induit par des versements accrus de dividendes liés au PFU pourrait perdurer et augmenter d’autant les gains pour les plus riches. Ces derniers, par ailleurs, cesseront de payer l’ISF sur le patrimoine mobilier et donc réalisent de facto ce gain chaque année, même si ce gain n’est pas enregistré comme tel dans les statistiques.
Par ailleurs, comme l’a noté l’économiste de l’OFCE Pierre Madec, en euros, les gains moyens montrent encore des écarts considérables : 4 462 euros en moyenne pour les 1 % les plus riches contre 800 à 1 300 euros pour les classes moyennes. À noter enfin qu’en fin de quinquennat interviendra la suppression de la taxe d’habitation pour les 20 % les plus riches.
Enfin et surtout, les grands perdants, sans aucune contradiction possible, de ces mesures sont les personnes figurant dans le premier décile, autrement dit les 10 % les plus pauvres en termes de revenus. Pour eux, les gains sont faibles et parfois même nuls ou négatifs. Ce sont eux qui participent le plus au financement des baisses d’impôts pour les classes moyennes. Soit par la pression exercée sur la dépense sociale : contemporanéité du calcul des allocations logement (1,4 milliard d’euros d’économies en 2020), la réforme de l’assurance-chômage (800 millions d’euros), la désindexation des allocations sociales… Dès lors, le verdict devrait inévitablement conduire de nouveau à un creusement des inégalités, particulièrement entre les deux extrêmes de l’échelle sociale.
L’Insee a en effet également donné son estimation du taux de pauvreté pour 2018 et il est inquiétant puisqu’il aurait augmenté de 0,6 point à 14,7 %. Ce serait le taux le plus élevé depuis les années 1970 ! Ce taux traduit la partie de la population vivant sous le seuil de 60 % du revenu médian, autrement dit du revenu qui divise la population en deux parties égales.
Il faut cependant immédiatement relativiser cette hausse qui prend en compte la baisse des allocations logements dans le logement social mais pas la baisse des loyers qui l’a accompagnée. Le taux de pauvreté étant en effet calculé sur le revenu médian, une baisse de dépense n’est pas prise en compte alors que l’est la baisse des allocations. Notons cependant que ce calcul n’est pas incohérent : les loyers peuvent être à nouveau relevés, mais l’allocation, elle, est perdue.
Corrigé de cet élément statistique, le taux de pauvreté se situe à 14,3 %, soit une hausse de 0,2 point. Cela se traduirait cependant par une troisième année consécutive de hausse avec un taux de pauvreté qui serait le plus élevé depuis 2011 et qui n’a été dépassé qu’à deux reprises depuis vingt-trois ans : en 1996 et en 2011. Bref, malgré la correction, c’est un mauvais chiffre qui laisse 9,1 millions de personnes en France en situation officielle de pauvreté…
Là encore, on voit combien le discours du gouvernement sur les hausses de certains minima sociaux n’était que de façade. Pour la masse des plus pauvres, la situation ne s’améliore pas. D’une part parce que les transferts sociaux demeurent sous pression et, d’autre part parce que les salaires des plus fragiles progressent moins vite que les autres. L’Insee explique ainsi cette progression du taux de pauvreté par « l’augmentation du niveau de vie médian », notamment en raison de « salaires relativement dynamiques ». Mais si cette augmentation laisse davantage de personnes sous la barre des 60 % de ce niveau médian, c’est que, précisément, les revenus des plus pauvres ne progressent pas aussi vite que ceux des autres. Cela signifie donc que les hausses de revenu sont concentrées en haut de l’échelle sociale.
C’est la conséquence directe de la précarisation et de la libéralisation du marché du travail dont la raison réelle est bien de favoriser la formation « correcte » du prix. Autrement dit, la pression pour modérer les salaires les plus modestes pour les travaux les moins productifs est naturellement plus forte que sur les autres. On voit ici l’effet direct des « réformes structurelles » tant vantées par le gouvernement et d’autres… Il faut, à cela, ajouter le fait que le versement disproportionné des dividendes en 2018 en raison du PFU a conduit à cette hausse relative.
Dès lors, il est difficile de définir autrement que comme une politique clairement de classe la politique d’Emmanuel Macron. Son rééquilibrage en faveur des classes moyennes pour faire accepter par ces dernières ses réformes structurelles, du marché du travail aux retraites en passant par les privatisations et l’assurance-chômage. Mais il semble déjà possible de dire que ce quinquennat restera comme celui d’un grand changement : le renversement, sans crise économique majeure, de la dynamique des inégalités en France. Une première.
Il n’y a là rien d’étonnant : le néolibéralisme qu’Emmanuel Macron met en œuvre dans le pays avec ses certitudes économiques liées au « ruissellement » est une machine idéologique à créer des inégalités et de la pauvreté. Il favorise ouvertement sous couvert d’une illusoire « efficacité économique » les classes les plus aisées au détriment des plus fragiles. Ce phénomène s’est déjà réalisé en Suède, un des modèles de l’actuel pouvoir, où l’indice de Gini est passé entre 1990 et 2017 de 0,21 à 0,28.
Jusqu’ici, la France avait résisté en voyant ses inégalités contenues. Emmanuel Macron a fait le choix d’en finir avec cette capacité de l’économie française. Il favorise les détenteurs de capitaux mobiliers, mais il prend ainsi un risque politique considérable dans un pays qui est très peu tolérant avec le creusement des inégalités. En cela, à un moment délicat où la croissance française stagne à un niveau bas et où celle du monde s’affaisse, il joue plus que jamais avec le feu. En tout cas, une chose est certaine, il existe une raison suprême pour laquelle Emmanuel Macron n’a jamais pu se débarrasser de son qualificatif de président des riches : c’est que cette locution résume parfaitement sa politique.