Crise sanitaire: il est temps de reconsidérer le lycée professionnel

MEDIAPART/ 9 mai 2020 / Par Nasr Lakhsassi / Blog : Le blog de Nasr Lakhsassi


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Dans la voie professionnelle «la continuité pédagogique » a creusé les inégalités et produit le décrochage scolaire. Même le ministre de l’EN, lors d’une audition devant des sénateurs, a reconnu que c’est dans les LP que le taux de décrocheurs est le plus élevé. Mais un ministre ne doit pas s’arrêter sur des constats, il doit poser des questions, analyser les situations et apporter des solutions.

Reconverti dans la vigne, l’ancien patron du Medef Pierre Gattaz a décidé de reverser aux soignants 1 euro sur chaque bouteille de son domaine1. L’humanisme n’a pas de limite ! Seulement nous n’oublions pas que ce même Gattaz avait appelé le candidat François Fillon, la veille de la présidentielle de 2017, à faire table rase de la sécurité sociale (Canard enchainé du 22 avril).

Son successeur Geoffroy Roux de Bézieux, ne manque pas d’humanité non plus. En pleine épidémie de Covid-19, il a adressé le 3 avril 2020 un courrier à Elisabeth Borne, ministre de la Transition écologique pour demander un moratoire de six mois sur plusieurs dispositions énergétiques et environnementales qui devaient bientôt entrer en vigueur (loi du 10 février 2020). Le Medef souhaitait la mise en veille des sanctions envisagées en cas de non-respect des normes de qualité de l’air.

Alors que la France compte ses morts et que les Français n’ont toujours aucune perspective de sortie de crise, le président du Medef alerte sur la nécessité de reprendre le travail. Il désigne clairement ceux qui vont devoir payer la facture : « Il faut bien se poser la question tôt ou tard du temps de travail, des jours payés pour accompagner la reprise économique et faciliter, en travaillant un peu plus, la création de croissance supplémentaire»1. Juste après, Agnès Pannier-Runacher, la secrétaire d’Etat à l’Economie, a repris à la lettre les directives du président du Medef : Il faudra, probablement travailler plus que nous l’avons fait avant pour rattraper la perte d’activité induite par le confinement.2 Il est clair que le Medef dicte et le gouvernement exécute. Ce constat devient presque une habitude. Mais devant de nombreuses protestations 3 le Medef a fait marche arrière, mais pour combien de temps ?

Auparavant, l’ordonnance prise en urgence par le gouvernement permet aux employeurs d’imposer à leurs salariés la prise de dix RTT ou six jours de congés payés pendant le confinement. C’est une manière de mettre en quarantaine le code du travail.

Cette crise sanitaire devrait être l’occasion de repenser notre mode de fonctionnement. Elle nous pousse à réfléchir à la nature de la société que nous désirons pour les années à venir. Mais encore une fois le pouvoir économique impose sa logique : la messe est dite, le pays doit se mettre au travail et l’école doit montrer l’exemple.

Pourtant des incertitudes persistent. Dans un communiqué du 15 avril 2020, le Réseau français des villes éducatrices (REVE) déclare : « Il n’est pas acceptable que monsieur Blanquer se transforme en ‘ministre-communiquant’ faisant alors de ‘la continuité pédagogique’ un ‘élément de langage' ». Puis il ajoute que cette « continuité pédagogique » est « un leurre qui risque de laisser des séquelles profondes et durables dans le service public d’éducation ». Le communiqué précise qu’il y un risque « de voir les inégalités se creuser » pour les élèves mais aussi pour les familles « pour lesquelles enseigner n’est pas leur métier » et qui n’ont « pas les moyens d’identifier les attendus de l’école ». Le réseau dénonce aussi la « pression très forte » pour les enseignants alors qu’ils n’ont « pas les moyens d’assurer cette mission de manière sereine, maîtrisée et efficace ».

De son coté, le linguiste Alain Bentolila, proche de Jean-Michel Blanquer, déclare que « L’école se retrouve instrumentalisée au prétexte de la lutte contre les inégalités, au nom de la nécessité économique », puis il rajoute : « On sait bien que ce ne sont pas quelques semaines sans classe qui vont déterminer la réussite ou l’échec scolaire d’un enfant. »4

C’est particulièrement vrai pour les élèves de la voie professionnelle où la crise sanitaire a joué un rôle de catalyseur. Ainsi, «la continuité pédagogique » a creusé les inégalités et produit le décrochage scolaire. Même le ministre de l’éducation nationale, lors d’une audition devant des sénateurs, a reconnu que c’est dans les lycées professionnels que le taux de décrocheurs est le plus élevé. Mais un ministre ne doit pas s’arrêter sur des constats, il doit poser des questions, analyser les situations et apporter des solutions.

Les élèves de la voie professionnelle sont les plus fragiles économiquement et socialement. Ils ont accumulé un important retard scolaire. Et c’est à eux qu’on applique les réformes les plus dures de l’éducation nationale : réforme de Luc Chatel en 2009 et celle de Jean Michel Blanquer en 2019.

Ces deux réformes se complètent et se traduisent par plus d’élèves dans les classes et moins de cours pour des élèves qui en auraient pourtant le plus besoin pour éviter des poursuites d’études marquées par des décrochages massifs dans les sections de technicien supérieur.

Cette crise nous amène à faire l’analogie entre ce qui se passe dans le lycée professionnel et l’hôpital : réduction des moyens et gestion de ces établissements comme des entreprises. Les enseignants, comme les soignants, n’ont cessé de tirer les sonnettes d’alarme pour dire stop à ces choix politiques. En ces moments de crise les remerciements tombent de partout, mais il est plus qu’urgent de résoudre les problèmes posés et améliorer les conditions de travail de ces personnels pour le bien de tous.

Donc les élèves de l’enseignement professionnel ont plus besoin d’un enseignement sans distance car « on n’enseigne pas « à distance », enseigner, c’est une relation, des interactions, des échanges, de la construction collective. Tout ce qu’on fait, depuis le 16 mars avec les élèves, avec les familles, c’est maintenir bon an mal an, un lien humain, tout simplement, sans prétention scolaire. »5 Et tant pis si cette définition ne va pas dans le sens de quelques chefs d’établissement et inspecteurs qui se précipitent pour remonter leurs tableaux et rapports décalés de la réalité. Cependant il est important de garder le contact, en utilisant tous les moyens à notre disposition, avec les jeunes.

 

(1) Déclaration de Geoffroy Roux de Bézieux, président du Medef, dans les colonnes du Figaro – samedi 11 avril 2020.

(2) Agnès Pannier – Runacher, Secrétaire d’Etat à l’Economie, le samedi 11 avril 2020 sur les ondes de Franceinfo.

(3) Partis politiques, syndicats, associations et même des personnalités politiques de la droite à l’image de l’ancien ministre des gouvernements de Chirac et Sarkozy Xavier Bertrand qui s’est insurgé contre l’option envisagée par le Medef et le gouvernement : Mais qu’est-ce qu’on veut ? On veut rendre fous les Français ?

(4) Le Parisien du 15 avril 2020. Dans son discours du 13 avril, Emmanuel Macron a évoqué le risque de décrochage scolaire et d’accroissement des inégalités que le prolongement du confinement pourrait provoquer.

(5) Dans une lettre adressé au Président de la République, une collègue donne une définition juste de l’enseignement à distance.