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le Monde/ Masques : l’occasion manquée pour le monde d’après

La distribution des masques à la population pour faire face à l’épidémie due au coronavirus aurait pu faire figure d’exemple pour le « monde d’après ». C’est tout le contraire qui s’est produit.

Par Béatrice Gurrey Publié le 12 mai 2020 à 06h00 – Mis à jour le 12 mai 2020 à 19h02

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Analyse. Porter le masque, au temps du Covid-19, rend-il aveugle et sourd ? Question rhétorique, certes, qui ne se pose pas moins à l’occasion de cette pandémie, tant la fourniture de masques de protection à la population s’est révélée chaotique. On ne parle pas du passé, mais de la situation ici, maintenant, et de l’avenir commun. Car cette gestion aurait pu faire figure d’exemple sur le plan politique, économique, sanitaire, pour le « monde d’après », que chacun réclame à cor et à cri. C’est tout le contraire qui s’est produit. On a oublié la quatrième dimension : l’écologie.

La lutte sans merci entre développement durable et intérêts industriels et commerciaux se poursuit. La planète tout entière s’est ainsi jetée sur des masques à usage unique, dans un grand cirque commercial qui s’apparente à une guerre économique. C’était à qui en raflerait le plus grand nombre, le plus vite possible. Les décideurs politiques pour montrer qu’ils pouvaient protéger leur population ; les industriels pour répondre à la demande en améliorant leur image tout en faisant des profits ; la grande distribution dans son rôle de manitou de la consommation de masse. Les uns et les autres pensant faire la démonstration de leur puissance. Business as usual, un zeste de panique en plus.

Mais qui s’est posé la question de la soutenabilité ? Apparemment, pas grand monde. Les masques chirurgicaux à usage unique sont composés essentiellement, selon l’organisation Earth.org, de polypropylène en premier lieu, de polystyrène, de polycarbonate, de polyéthylène et de polyester. Autrement dit, des matières dérivées du pétrole, mais aussi dans une moindre mesure du gaz et du charbon, toutes énergies fossiles. La baisse historique des prix du pétrole – du jamais-vu – aurait-elle donné des ailes à la fabrication de masques à usage unique par centaines de millions ? Elle en a donné en tout cas au lobby du plastique, très friand de ces matières qui tente par tous les moyens, en Europe comme aux Etas-Unis, de revenir sur les législations restrictives qui se mettent lentement en place.

Sur les trottoirs, sur les quais du métro

Ces masques peuvent être portés quatre heures, mais guère plus sous peine de perdre leur efficacité. Une durée d’usage assez mince pour un produit relativement sophistiqué, dont la durée de vie est, elle, très longue. Que deviennent-ils une fois usagés ? Parions qu’un certain nombre d’entre eux, passé le déconfinement du 11 mai en France, vont se retrouver sur les trottoirs, sur les quais du métro pour les villes qui en sont dotées, ou ailleurs. A quelques miles de Hongkong, les plages des îles Soko en sont jonchées, selon l’ONG Oceans Asia. Des centaines de mètres de masques échoués ou flottant, ingérés par les poissons ou allant rejoindre les grands vortex de plastique des océans, parfois appelés le 7e continent.

Leur incinération ou leur enfouissement, sans même parler des dangers à éviter quand il s’agit de masques hospitaliers utilisés dans des unités Covid, entraînent une série de difficultés environnementales, sanitaires et sociales qui n’ont guère été anticipées. Plusieurs semaines après la pandémie, deux scientifiques se sont posé la question de la réutilisation de ces masques jetables. Le professeur Philippe Cinquin, praticien hospitalier et chercheur, qui a pris l’initiative louable d’un consortium d’études pluridisciplinaire à ce sujet, analyse le passage en autoclave à 121 0C, l’irradiation par rayons gamma ou bêta, l’exposition à l’oxyde d’éthylène. Ou même le lavage à 60 0C ! Les commentaires dans Le Journal du CNRS (bit.ly/2yC5zQN) indiquent que l’université Stanford a déjà testé les ultraviolets, et les Pays-Bas, la vapeur de peroxyde d’hydrogène. Chacun travaille-t-il dans son coin, comme pour les études épidémiologiques Discovery, Solidarity ou Recovery ?

Si l’on en vient à l’impact économique pour le consommateur, le bilan n’est guère meilleur. Le 8 mai, lors de sa conférence de presse commune avec le ministre de l’intérieur, la secrétaire d’Etat à l’économie, Agnès Pannier-Runacher, s’est appliquée à démontrer que les masques à usage unique coûtent beaucoup plus cher que des masques en tissu. Quelle surprise… Chez un couple de retraités qui sort une fois par jour, 9 euros par mois pour des masques en tissu lavables une vingtaine de fois minimum, contre 36 euros pour des masques chirurgicaux à usage unique. Pour une famille de quatre personnes dont un enfant au collège (donc équipé gratuitement), 12 euros par mois, contre 96 euros ! Quelle famille française paiera près de 100 euros par mois pour des masques ?

C’est pourtant Bercy qui a conclu un accord avec la grande distribution pour que des masques à usage unique (en grande majorité) soient disponibles dans les hyper et les supermarchés dès le 4 mai, une semaine avant le déconfinement. Environ 500 millions d’unités au total, ce qui a donné lieu à des prouesses logistiques – les importations proviennent principalement de Chine et du Vietnam – mais à des dysfonctionnements absurdes. Des centaines de milliers de masques chirurgicaux sont emballés dans des barquettes de polystyrène destinées à la viande, recouverts d’un film plastique qui inclut les élastiques, étiquetés « à conserver entre 0 0C et 3 0C » et vendus avec une TVA à 20 % alors que l’Etat l’a fixée à 5,5 %. Ce n’est évidemment pas vrai partout, mais comment contrôler ce grand n’importe quoi ?

Principalement de Chine et du Vietnam

Plus grave, cette affaire aurait dû faire l’objet – au minimum – d’une concertation entre le ministère de l’économie et celui de la santé, voire celui de l’écologie. Olivier Véran a lâché, dans Le Parisien du 2 mai, une petite phrase qui en dit long : « J’aurais préféré que la distribution de ces masques reste gérée par les pharmaciens et soit destinée au public médical, aux personnes vulnérables et aux malades. » C’est-à-dire à ceux qui en ont vraiment besoin, tandis que le grand public en bonne santé, c’est-à-dire l’écrasante majorité des Français, peut porter des masques lavables en tissu.

Après avoir assumé le virage à 180° du gouvernement, passant du masque « inutile » au masque « obligatoire », sans oublier les palinodies de la porte-parole Sibeth Ndiaye, le ministre de la santé a ainsi été placé inutilement en porte-à-faux à l’égard des pharmaciens, auxquels il demande depuis deux mois, gratuitement, de distribuer des millions de masques à usage unique aux professionnels de santé, en remplissant une infernale paperasse. Et en les empêchant d’en vendre eux-mêmes. Michel-Edouard Leclerc peut juger cette querelle « débile », c’est son point de vue. Mais il semblerait que, dans cette triste histoire, tout le monde ne regarde pas beaucoup plus loin que le bout de son nez masqué.