L’irruption fracassante de la violence dans nos sociétés, qui avaient jusqu’alors pris soin de garder la guerre à leurs confins, a été sidérante. Pour l’historien, il ne faudrait pourtant pas perdre de vue que le terrorisme est aussi le produit de son époque.

Pascal Ory : « Le terrorisme 2015 est très individualiste, la réaction de la société l’a été tout autant »

C’est un livre d’intervention, un « livre d’urgence », comme le dit son auteur. Ecrit dans la foulée des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, il y a un an, et bouclé avant ceux du 13 Novembre. Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, critique de bandes dessinées et ami de Cabu, Pascal Ory connaît bien le dessin de presse, sur lequel il a mené plusieurs travaux. Il est aussi l’un des tenants de l’histoire culturelle – celle des représentations sociales. Dans Ce que dit Charlie, il explique en quoi « Janvier 15 » – comme on dit « Mai 68 » – est un événement historique fondateur. Il analyse aussi ce que l’irruption de cet « événement global » révèle de notre période : de la précarité des valeurs des Lumières, à l’individualisme du terrorisme de 2015, comme de la réponse à ce même terrorisme.
Quel lien historique peut-on établir entre janvier et novembre 2015 ?

Pour qui voudrait savoir ce que c’est que « l’histoire », il suffirait d’examiner les continuités et les infléchissements entre Janvier et Novembre 15 : eh bien ! c’est ça. La réplique – au sens sismique – danoise, les attentats en Tunisie ont confirmé la continuité. La crise des migrants et la COP 21 donnent un sens historique à une violence de haute intensité, comme métonymie d’une crise plus générale. Dans une société qui fonctionne à l’émotion (ce n’est pas nouveau) mais aussi à l’individu (là, c’est plus remarquable que jamais), Novembre 15 confirme le caractère fondateur de Janvier. Contrairement à ce que certains historiens ont cru il y a un demi-siècle, il n’y a pas de contradiction entre l’événement et la structure : l’événement, dans sa théâtralité, est, en quelque sorte, une explosion de structure, concentrée dans l’espace et le temps. Ajoutons que Janvier et Novembre sont des moments « historiques » aussi en ce que le regard de l’étranger a tout de suite révélé aux Français – parfois surpris – qu’on ne pouvait pas les limiter à leur signification locale.
La France a-t-elle basculé dans une forme de guerre ?

Comme toujours, c’est affaire de langage. La « guerre » ne se réduit pas au modèle récent, daté, des guerres mondiales, façon affiche de mobilisation d’août 1914. Le terrorisme est une stratégie visant, en dernière instance, à instaurer la guerre civile chez ce qui est bel et bien un « ennemi ». C’est une stratégie adaptée à un Occident qui, par rapport au Proche-Orient – terre de guerre ouverte depuis 1948 -, se caractérise par un état de paix général depuis 1945, conduisant à la périphérisation de la guerre classique, « coloniale » en particulier. C’est une arme pertinente, mais dont le succès dépend entièrement de la réaction de l’ennemi.
Le terrorisme de l’Etat islamique nous sidère. Pourtant, vous lui trouvez des filiations historiques avec d’autres mouvements dans l’histoire…

Je vois plus de ressemblances que de dissemblances entre les différents moments terroristes qu’a connus l’Occident, respectivement dans les années 80-90 du XIXe siècle et dans les années 60-70 du XXe. L’objectif est le même : provoquer le pouvoir en place pour qu’il fasse la faute qui ralliera une partie significative de la société à la cause des terroristes. Jusqu’à présent cette politique a toujours échoué : les régimes (la Russie de 1880, la France des « lois scélérates », etc.) se sont durcis, mais ils ne sont pas tombés. C’est la guerre classique qui a renversé le tsarisme. Au reste, les deux grandes expériences politiques du XXe siècle, le léninisme et le fascisme, sont nées de là. Lénine avait un frère aîné, qui a choisi le terrorisme et en est mort. Pour moi, le choix, radical mais non terroriste, du cadet s’éclaire aussi à cette lumière. Au fond, la période où le terrorisme ressurgit, vers la fin des Trente Glorieuses, en Allemagne, en Italie ou au Japon, correspond au moment où le modèle léniniste s’affaiblit. Pour le reste, le profil type du jihadiste fait écho à celui des terroristes occidentaux antérieurs : même choix radical que le militant totalitaire (retournement dialectique de l’humiliation, conversion, utopie), mais stratégie privilégiant l’individu, de la tradition tyrannicide grecque à la Fraction armée rouge. L’existence d’une ébauche d’Etat producteur de terrorisme (Daech), où l’on retrouve l’apport baasiste, situe l’originalité d’aujourd’hui : l’avenir dépendra donc de la survie de l’Etat en question.
Selon vous, les déterminismes économiques et sociologiques ne suffisent pas à expliquer la tentation terroriste. Pourquoi ?

Le vrai moteur de désorganisation du XXIe siècle est écologique et économique – la grande montée du Sud vers le Nord en est le signe, et cette désorganisation produit des vocations radicales. Mais la forme dite « religieuse » que prend ce radicalisme est, elle, liée à ce que j’ai appelé jadis la « Révolution de 1975 » – entendons le grand basculement intellectuel issu de la simultanéité, sur fond de fin de la croissance, de la dernière victoire léniniste (le Vietnam) et du succès de l’Archipel du Goulag de Soljénitsyne, des premiers succès néolibéraux (Thatcher, Reagan) et des premiers triomphes néoreligieux (Jean Paul II et Khomeiny, à quelques mois d’intervalle). Nous en sommes encore là. Plus profondément encore, la révolution culturelle, sur le long terme, est d’essence individualiste. Le terrorisme 2015 est très individualiste, la réaction de la société française l’a été tout autant. Pour un « quarante-huitard » comme moi (né en 1948, 20 ans en 1968) la différence est frappante : les « marches républicaines » de janvier, les monuments spontanés de novembre devant les lieux d’attentat sont des manifestations de masse d’individualistes. C’est, d’ailleurs, leur force.
Peut-on garder son calme face à la violence terroriste ?

Vous savez, la société a toujours raison. Elle agit hégémoniquement en fonction de la conception qu’elle se fait de ses intérêts. Après le 7 Janvier, la société française avait à sa disposition plusieurs types de mobilisation. Elle a choisi la fraternisation plutôt que la ratonnade. Idem après le vendredi 13. Le mythe du lien plutôt que la décharge physique dans la vendetta. La seule concession à la stratégie de Daech a été le vote FN, qui en est le symétrique. Et là aussi, la société française a tenu. Evidemment, s’il y a une troisième vague d’attentats, une quatrième, une cinquième…
Y a-t-il une volonté, chez les terroristes, de rupture avec les Lumières ?

Après tout, le wahhabisme est né au XVIIIe siècle (de l’ère chrétienne), sans aucun lien avec les Lumières mais comme leur antimodèle. Le radicalisme religieux du XXIe siècle est un choix rationnel, après ce qui était vécu comme l’échec des solutions progressistes d’après-guerre, façon Nasser ou FLN. En même temps, on peut pointer deux observations qui laisseraient une chance à une hypothèse libérale. D’une part, dans l’histoire, la progressive conversion du Saint-Siège aux droits de l’homme (Jean Paul II disant sur ce plan le contraire des papes de 1789 ou de 1815) laisse ouverte la possibilité d’une « libéralisation » de la culture musulmane, de l’autre – et ça me paraît plus tangible – l’analyse des sociétés extra-occidentales confirme leur progressive occidentalisation : la société iranienne est plus occidentalisée qu’à l’époque du chah.
Dans quelle mesure l’idée de progrès est-elle remise en cause ?

Mais elle l’était déjà, et plus encore en Occident, où à l’attaque traditionaliste s’étaient ajoutées, au XXe siècle, les déconstructions modernes puis postmodernes. Tout ce qu’on peut dire, c’est que la revalorisation 2015 de la pensée des Lumières a durci le choix culturel libéral libertaire, auquel Novembre a ajouté, plus au fond, son substrat hédoniste. En même temps, la prégnance de la mort collective violente donne de cette idéologie une traduction tragique.
On prend également conscience que la liberté d’expression est historiquement contingente ?

La « liberté d’expression » du 7 Janvier est, comme les autres libertés des grandes déclarations, nationale puis universelle, une valeur récente dans le temps et restreinte dans l’espace géographique et social. Elle peut donc fort bien disparaître. La logique des sociétés prémodernes, et de leurs avatars antimodernes, est de poser qu’il n’y a, tout simplement, pas de place pour l’Erreur face à la Vérité. « Intolérance », « fanatisme », « censure » sont des inventions de la modernité. L’hypothèse d’une dissidence libérale ne commence à se répandre socialement qu’à partir de la Réforme pluraliste, disons dans les Provinces-Unies.
Assiste-t-on à une crise religieuse ?

Jusqu’au siècle des Lumières, les grandes révolutions sont religieuses – le christianisme, l’islam. Et les trois premières révolutions modernes (Provinces-Unies, Royaume-Uni, Etats-Unis) puisent leur énergie dans le protestantisme. La particularité de la France – vieux pays catholique et étatique – est de proposer une révolution laïque : il n’y a pas ici de place pour deux Eglises. Le fondamentalisme nous rappelle opportunément que dans l’univers dit « païen », il n’y a pas de séparation du religieux et du politique : ce que les modernes appelleront « religion » n’est jamais que la symbolisation du politique. Je postule donc, comme Olivier Roy, l’islamisation d’un radicalisme plutôt que la radicalisation de l’islam.
Vous dites que « Janvier 15 » pose la question de ce qu’est une nation…

Et le drapeau tricolore, brandi en janvier, a fleuri en novembre. Au motif que nous sommes dans une logique de « mondialisation », l’identification nationale serait condamnée à disparaître. Or, les Serbes et les Croates pouvaient porter des jeans et écouter Michael Jackson, ça ne les empêchait pas de s’entrégorger. Son instrumentalisation par le nationalisme ne discrédite pas plus le national que l’instrumentalisation par Staline de l’internationalisme ne discrédite l’international. Comme le pensait Jaurès, nation et internationalisme ne sont pas nécessairement opposés.

La nation, croisement entre l’identification culturelle et l’idée de souveraineté populaire, appartient à la modernité et vient de « la gauche ». Le nationalisme est une idéologie – et clivante – mais le patriotisme est fonctionnel, et unifiant. Le travail des sciences sociales traditionnelles est de déconstruire, de dire, par exemple, que la nation est une « communauté imaginée ». Sauf que le travail des sociétés, lui, est, sans répit, de construire. Aux sciences sociales elles répondent d’abord : « Et alors ? » Et ensuite : « Ça marche ! ».
Vivre entre populisme et fondamentalisme, c’est ce qui caractérise notre époque ?

Le populisme et le fondamentalisme sont des réponses au double désordre écologique et économique. Assez inadéquates, semble-t-il. Mais assez dynamiques pour jouer leur rôle : l’accélération du désordre en question.

Pascal Ory, Ce que dit Charlie : treize leçons d’histoire, éd. Gallimard, 2015, 248 pp., 16 €