L’avant-projet de loi est l’héritage des rapports Combrexelles et Badinter. Il succède à plusieurs lois régressives : l’ANI et la loi de « sécurisation de l’emploi », lois Rebsamen et Macron.

Analyse loi travail

Interventions de Judith Krivine et Renault Fage, Syndicats des Avocats de France.
Le contexte et l’esprit de la loi

L’avant-projet de loi est l’héritage des rapports Combrexelles et Badinter. Il succède à plusieurs lois régressives : l’ANI et la loi de « sécurisation de l’emploi », lois Rebsamen et Macron.

1er article est très révélateur de l’état d’esprit de cette loi : « Les libertés et droits fondamentaux de la personne sont garantis dans toute relation de travail. Des limitations ne peuvent leur être apportées que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »
Cet article place le bon fonctionnement de l’entreprise au même niveau que les droits fondamentaux. Valls avait annoncé la couleur à de nombreuses reprises. Il annonçait ainsi que le code du travail devait évoluer pour mieux assurer ces deux fonctions : protéger les salariés et sécuriser les entreprises. Il y a là un réel changement de paradigme. Alors que la nature même du Code du travail est la protection du salarié (en plus de la régulation de la concurrence notamment pour éviter le dumping social), pour rééquilibrer le rapport de subordination qu’il a avec l’employeur, l’avant-projet de loi met en avant la sécurisation des entreprises….

Le fonctionnement du droit du travail en France

Le droit français s’organise selon la hiérarchie des normes : Constitution (et principes constitutionnels), traités internationaux, lois, réglements…. et chaque norme inférieure doit respecter la norme supérieure pour être valide (c’est ce qu’étudie le Conseil Constitutionel, par exemple, en étudiant la constitutionnalité d’une loi).
Pour le droit du travail, il y a donc la loi qui encadre les accords de branches, qui encadrent eux les accords d’entreprise, qui encadrent les relations contractuels notamment le contrat de travail.

Mais le droit du travail est régi par le principe de faveurs, ce qui a deux conséquences :
Une norme peut être plus favorable qu’une disposition qui lui est supérieure (et donc pas défavorable).
Quand il y a concurrence entre 2 normes (lors d’une fusion d’entreprises, par exemple), c’est la norme la plus favorable au salarié qui domine.
Là encore, c’est une question de philosophie, d’esprit du Code du travail qui donne aux salarié-es le plus de droits possibles car il tient compte de l’inégalité du rapport salarié-e/patron-ne qui sont liés par un rapport de subordination.
Ce principe est attaqué depuis les années 90 par des dérogations qui se mettent de plus en plus en place. Le projet El-Khomri siffle la fin de ce fonctionnement : c’est la fameuse inversion des normes. Le Code du travail devient un supplétif aux accords de branches et d’entreprises en ne s’appliquant qu’en l’absence d’accord : Rien ne garantit plus que les accords soient plus favorables aux salarié-es.
L’autre point de fonctionnement important dans le droit du travail est la question de la représentativité des salariés et de comment se signent les accords au sein de l’entreprise. Jusqu’à maintenant 50% des voix des syndicats représentatifs (ceux qui font plus de 10% aux élections, ce qui est déjà contestable en soi) sont nécessaires pour avoir un accord. Désormais, si l’accord n’atteint pas 50 % chez les syndicats repérsentatifs, les syndicats signataires pourront proposer un référendum aux salariés…. organisé par la direction ! Là encore, il y a un changement de philosophie en terme de représentation du salariat en omettant le rapport inégal, le rapport de subordination qui existe entre les deux.
Quelques exemples concrets de ce que prévoit l’avant-projet :

Maintien de l’emploi :

Un statut dérogatoire existait déjà et autorisait l’entreprise à remettre en cause les contrats de travail en cas de grave difficulté conjoncturelle. Les accords de maintien de l’emploi prévoyaient qu’en cas de graves difficultés conjoncturelles, l’employeur pouvait, si accord majoritaire, changer les contrats de travail des salariés (temps de travail, salaire…) avec mesures d’accompagnement et pour une durée de 5 ans maximum (c’était 2, avant la loi Macron). Si le salarié refusait malgré l’accord majoritaire, il subissait un licenciement économique avec toutes protections inhérentes comme le congé de reclassement. L’avant-projet de loi El-Khomri fait disparaître les graves difficultés conjoncturelles et par conséquence le licenciement économique au profit d’un licenciement pour causes réelles et sérieuses. La protection du salarié est réduite à zéro. La seule « limite » pour l’employeur est de ne pas toucher au salaire mensuel du-de la salarié-e (quid du 13ème mois ? Des primes ?).
Temps de travail :

L’inversion des normes permet que tout soit négocié au niveau de l’entreprise. Pour le temps de travail, le surcroît d’activité suffit à déroger à la règle. Ainsi on peut passer de façon exceptionnelle à 60H00/semaine, la modulation est rendue possible sur 3 ans, développement du forfait jour chez les cadres…
Quant aux heures supplémentaires, on ne parle même plus de majoration, mais de compensation, et elles peuvent être désormais compensées à seulement 10%, s’il y a accord (là encore, on voit bien l’inversion de la hiérarchie des normes car c’était 25 et 50% dans le Code du Travail.)
Enfin, pour ce qui est du temps de repos suite à une astreinte, auparavant, l’astreinte « remettait le compteur à zéro » sur la récupération. Désormais, le temps avant intervention lors d’une astreinte serait automatiquement décompté.

Licenciement économique :

Les licenciements économiques doivent reposer sur des difficultés économiques ou des changements technologiques. Dans la loi, le motif économique doit être motivé par certains éléments comme la baisse du chiffre d’affaire. Les prix de transfert entre des entreprises d’un même groupe à l’échelle internationale, par exemple, peuvent simuler des difficultés économiques ou encore un investissement peut entraîner une baisse temporaire du CA. Auparavant, les plans de sauvegarde de l’emploi tout comme les difficultés économiques étaient calculés au niveau du groupe. Depuis la loi Macron, le PSE n’était plus proportionné qu’à l’entreprise. Avec la loi travail, le motif économique lui même est estimé au niveau de l’entreprise. Une véritable aubaine pour les grandes entreprises avec des filliales….

Lien avec la Fonction Publique :

Il n’est pas très compliqué de voir qu’une telle dégradation du statut de salarié-e dans le privé donnerait encore plus au statut de fonctionnaire une posture « privilégiée ». A l’instar de ce qui s’est passé sur les retraites, il y aurait à n’en pas douter une attaque sur les statuts que cette réforme facilite de façon indirecte.

Conclusion :

Changement de philosophie : le Code du travail n’est plus la protection en faveur du salariat dans un rapport disproportionné avec son employeur mais un Code qui doit aussi (et surtout ?) garantir la sécurité de l’entreprise. La liberté d’entreprendre prévaut sur le droit à l’emploi, faciliter les licenciements permettrait de réduire le chômage.