René Frégni : Culture ou barbarie ?

17 mai, La Provence

Je préférerais mourir sur l’herbe, entre les dents du loup, plutôt que dans l’odeur pestilentielle de la peur, entre les murs de sang d’un abattoir. Nous tuons les moutons, le loup, l’air pur, les rivières et les glaciers puis, fiers de nous, nous partons glisser sur de la neige qui tombe d’un hélicoptère, ou nous sautons dans un avion pour aller voir de l’autre côté du monde ce qu’il y a dans notre jardin.

Je fais partie de ce peuple d’imbéciles qui scie la branche merveilleuse sur laquelle il est assis.

Depuis un mois que nous ne sortons pas de chez nous, les oiseaux sont plus joyeux, l’air est plus pétillant, quelques sangliers visitent Paris en famille… Confinés, disons-nous… Chaque jour nous mettons en cage des millions d’animaux : poules pondeuses, canards à gaver, lapins, porcs à saigner… Ces animaux mourront sans avoir vu une seconde la lumière solaire, sans savoir qu’elle existait. Nous avons exterminé 60 % des espèces vivantes en 40 ans… Et un infime petit virus vient de tétaniser la planète. Tout, brusquement, s’est arrêté. Nous sommes béants, terrorisés…

Le choléra est apparu en Inde en 1826, il a mis six ans pour atteindre la France. En quelques heures, aujourd’hui, ce virus a fait le tour du monde et il a tout bloqué. Ce minuscule virus, qui n’a ni les yeux bridés d’un Asiatique, ni le ventre énorme d’un Américain, a mis son petit doigt dans l’engrenage et tout s’est détraqué.

Tout va de plus en plus vite, les déforestations, la destruction des sols, la production de milliards d’objets inutiles. Cette accélération démentielle s’appelle mondialisation. Jour et nuit nous produisons, nous consommons, nous n’avons plus le temps de penser nos vies, de comprendre nos vies, de les construire. Le mal est beaucoup plus profond que ce pauvre virus, c’est la schizophrénie de nos gestes, de nos pensées, de notre temps. Nous avons rendu cette planète malade, nous avons contaminé tout ce qui était vivant, nous nous apercevons aujourd’hui que nous n’étions qu’une infime parcelle de ce vivant.

Il y a 40 ans je pointais, matin et soir, dans un hôpital psychiatrique. Mon corps se couvrait d’eczéma. Un matin, je n’ai pas pointé, je suis parti dans les collines. J’ai posé mon sac dans un cabanon abandonné sur les hauteurs de Manosque. J’ai ouvert un cahier et je me suis mis à écrire, dans une odeur de miel et de genêt. Lentement, mot après mot, j’ai organisé le chaos de mes émotions. Quelques jours plus tard, l’eczéma avait disparu. J’avais récupéré mon corps, ma tête, mon temps… J’étais pauvre et libre. Ma vie m’appartenait. Il y a 40 ans que j’écris, que je marche, que je fends du bois, que je regarde respirer les saisons… Je vis avec trois sous mais je possède la vraie richesse, la liberté de mes gestes, mes jours dans la lumière, une santé d’arbre. Je n’ai besoin que de silence et de lumière, les banques, je ne sais pas où c’est.

Ce virus, nous le remercierons, il n’est ni une punition divine, ni une vengeance de la nature, il est comme chacun de nous, il veut vivre, il se nourrit de nos poumons, comme nous avons mis en cage des milliards d’animaux. Nous devons nous tourner vers la vie. Nous n’avons que très peu de temps pour le faire, quelques années tout au plus.

Le réchauffement climatique fera beaucoup plus de morts que le Covid-19. Nous filons devant une déstabilisation qui menace la paix partout dans le monde. Bientôt une partie de notre planète sera invivable, les émissions de CO² seront telles que la température augmentera de cinq à sept degrés avant la fin du siècle. Des centaines de millions d’êtres humains migreront vers le nord…

Nous ne devons pas simplement ralentir, nous devons changer radicalement de vie. Nous devons briser notre frénésie industrielle, notre voracité consumériste. Nos avions sont cloués au sol, qu’ils y restent. Nos paquebots de croisières sont à l’ancre, qu’ils y rouillent. Les habitants des grandes villes s’enfuient vers les campagnes, ils commencent à comprendre qu’ils vivaient dans un enfer climatisé où tout est artificiel. Ils ouvrent les yeux, comme je les ai ouverts. Le printemps n’a jamais été aussi beau. Hier, je regardais les flammes jaunes et bleues des iris, aujourd’hui ce sont les roses, les lilas et les aubépines qui embaument, il y a trois jours les cerisiers étaient blancs de fleurs, bourdonnants d’abeilles. Il y a des morilles et des asperges sauvages derrière chez moi. Dans les banques, il n’y a rien ! Tout est autour de nous, tout nous est offert !

Chaque jour, je pars marcher le long d’une rivière, dans des forêts de châtaigniers, de chênes, de bouleaux, j’écoute les oiseaux et je me gorge de lumière. Tout est gratuit !

Ce que nous devons faire est simple : 80 % de nos terres agricoles servent à nourrir un bétail que nous martyrisons. Il suffirait d’en transformer une minuscule partie en cultures maraîchères. La petite ville de Mouans-Sartoux, dans les Alpes-Maritimes, l’a fait, ils ont créé des jardins communaux, toutes les cantines sont 100 % bio. Ils ont choisi l’intelligence et la vie, la santé de leurs enfants.

Arrêtons de prendre l’avion, prenons un livre. N’achetons plus des jeans qui ont fait deux fois le tour de la terre, nos armoires croulent sous des piles de vêtements inutiles, n’achetons que ce qui est fabriqué à deux pas de chez nous, ne mangeons que ce qui sort des jardins, des fruits et légumes de saison que cultivent les vers de terre, pas nos produits chimiques. Ce n’est pas un retour en arrière, c’est un pas vers la vie ! « L’utopie n’est pas l’irréalisable, mais l’irréalisé. » Théodore Monod. Ne soyons pas confinés dans nos certitudes, nous ne sommes pas les dieux de cette planète. Pensons autant à nos enfants qu’à nos vieux, à ce qu’ils vont devoir affronter : pandémies, guerres climatiques, canicules, cyclones… Peut-être le dernier siècle de l’homme.

Nous n’avons pas besoin de posséder plus, nous avons besoin de vivre autrement. Nous avons besoin de culture, de liberté, de temps. Nous avons besoin de lenteur et de silence. Nous avons besoin d’être et non de posséder. Nous avons un furieux besoin de douceur et de beauté. Nous avons besoin d’être aimés et surtout d’aimer. Nous avons besoin de traverser le printemps le cœur battant, les yeux éblouis, les poumons grands ouverts. Ce monde qui nous a été offert est un paradis. Nous l’avons souillé, saccagé, méprisé ! Il nous reste très peu de temps pour choisir : Culture ou Barbarie !


« Ce virus, nous le remercierons, il n’est ni une punition divine, ni une vengeance de la nature : il est comme chacun de nous, il veut vivre, il se nourrit de nos poumons, comme nous avons mis en cage des milliards d’animaux. »